Philippe Malaurie 1925-2020

Ref : Defrénois 9 avr. 2020, n° DEF159j0, p. 12

Béni soit l’homme qui se confie dans l’Éternel

Et dont l’Éternel est l’espérance.

Il est comme un arbre planté près des eaux,

qui étend ses racines vers le courant :

il ne redoute rien quand arrive la chaleur

son feuillage reste vert ;

dans une année de sécheresse

il est sans inquiétude

et ne cesse de porter du fruit.

Jérémie 17, 7-8

Philippe Malaurie est parvenu au bout de son âge le 1er avril dernier.

Il n’était pas homme à se laisser confiner. De même qu’il débordera bien sûr les mots que j’écris au bord du vide que creuse sa mort.

La communauté universitaire, bouleversée par l’extinction de cette voix qui l’élevait au-dessus d’elle-même, se chargera bientôt de dire l’immensité et la diversité de son œuvre, relisant ce qu’elle doit à sa plume assoiffée de clarté. Partout où il est passé, dans tous les domaines du droit civil et du droit international privé, il a projeté la lumière, sans mépriser la complexité des questions, mais en tâchant toujours de parvenir, en conclusion, à distinguer avec simplicité ce qui est acquis et ce qui demeure incertain. Cette obsession de la clarté le conduisait souvent à dénoncer le verbalisme – son grand ennemi –, l’académisme, l’emphase, l’encyclopédisme, l’embonpoint, le pédantisme à la Diafoirus et les controverses oiseuses ; car pour lui la règle de droit devait avec modestie se contenter de procurer la justice et la paix ; elle devait être simple.

C’est à l’homme que j’ai aimé – il aurait répudié le terme de « Maître » – que je veux ici rendre hommage, et trois mots me viennent à l’esprit : rebelle, humble et vrai.

Penser par soi-même. Ne jamais accepter une idée qu’il n’ait passée au crible de sa fulgurante intelligence. Le conformisme dans tous les domaines, qu’il s’agisse du droit, de la politique ou de la religion, lui faisait horreur. C’est là peut-être que gît le secret de l’amitié, parfois tumultueuse, qui le liait à Jean Carbonnier, pourtant si différent. Outre l’ardeur de la foi, il partageait avec lui l’indépendance de la pensée, la manière toujours personnelle d’aborder les choses, la liberté de ton, un sens de la relativité du droit. Philippe Malaurie avait le don de démasquer les constructions artificielles, les creuses déclarations, les fausses gloires ; plus encore d’abattre les idoles : la richesse, le pouvoir, les médailles, les titres... Ce qui le rendait redoutable pour beaucoup. Ce refus du conformisme, joint à une fantaisie naturelle, le conduisait parfois à la provocation juvénile. Elle lui permit surtout d’engager la réflexion juridique sur de nombreuses questions nouvelles et des terrains délaissés jusque-là par l’École, mettant le droit au service des réalités sociales contemporaines : le grand âge, la pauvreté, l’orgueil du juriste, ou plutôt l’humilité...

À ceux qui me demandaient le secret de notre collaboration de plus de trente-quatre ans, je répondais souvent : l’humilité profonde de M. Malaurie et son ouverture d’esprit. Jamais péremptoire, pour lui la règle juste ne s’imposait pas par la force d’un système mais se découvrait au terme de la recherche tâtonnante d’un équilibre qu’il savait fragile, car informé par la réalité humaine et ses contradictions. « Après tout, Aynès, c’est peut-être une question de plus ou de moins », concluait-il souvent nos discussions. À la source, une conception humaniste de la règle de droit, celle de la « loi » dans la pensée grecque, décrite par Jacqueline de Romilly qu’il admirait ; bien loin des lois pléthoriques, bavardes, approximatives, éphémères de l’époque contemporaine : « trop de droit » disait-il, c’est-à-dire trop de petites lois. Élément de la culture d’une nation, le droit pouvait entretenir des liens étroits avec la littérature – les grandes œuvres qu’il lisait et relisait sans cesse : Chateaubriand, Sophocle, Shakespeare, Euripide, Dostoïevski –, l’Histoire que, dans le sillage de son père, il connaissait intimement, l’opéra – ceux de Mozart avaient sa préférence – et le cinéma. Au fond la condition humaine dans sa totalité, avec ses petitesses et ses élans. La « vie de l’esprit » mobilisait son infatigable curiosité ; elle l’a préservé de l’orgueil du juriste.

S’il admirait le courage et l’engagement de l’avocat, c’est cette humilité que Philippe Malaurie retrouvait chez le notaire. Il avait été aux origines du CRIDON de Paris avec Jacques Flour et participait avec passion à tous les Congrès. La rigueur et l’inventivité juridiques – la déférence du notariat à l’égard de l’Université forçait son admiration – mises au service des citoyens, grands et petits, tel devait être le juriste dans la cité.

Par-dessus tout, l’exigence de la vérité. Vérité de l’esprit qui l’empêchait de se taire et rendait son incandescence si redoutable dans les combats qu’il a menés et les jurys auxquels il a participé ou qu’il a présidés. Vérité de l’engagement – à Nanterre, à Beyrouth, au Samusocial – et dans son enseignement, sa vraie passion. Sa personne s’engageait tout entière dans la relation avec les étudiants, il attendait beaucoup d’eux en retour. Vérité du cœur, surtout, qui le rendait exigeant avec ses amis. Une fidélité sans faille à l’égard de ceux qui avaient marqué sa jeunesse : Gabriel Le Bras, Pierre Villey (Montaigne), puis Michel Villey ; les amis de la faculté de Tunis, de Poitiers et de Paris, qui n’étaient pas à l’abri cependant des orages de sa sincérité. Il aimait ses collègues plus jeunes, qu’il avait avec audace appelés au jury qu’il présida, et ceux que celui-ci agrégea en 1993. Sa cordialité réchauffait les rencontres, les déjeuners informels de jury ou d’équipe, les conversations à bâtons rompus, les virées à quelques-uns...

Au cœur de tout cela, une vitalité exceptionnelle, impatiente, insatiable : un ouvrage à peine achevé, un autre était sur le métier, et d’autres projets encore, essoufflant par sa passion éditeur et coauteurs. L’âge n’avait aucune importance ; ni le sien, qui ne l’empêchait pas récemment encore de sillonner Paris juché sur sa bicyclette et d’envisager de nouveaux voyages ; ni celui des autres : il aimait la jeunesse par-dessus tout.

Cet optimisme inébranlable, il le puisait dans une foi raisonnée, éprouvée, nourrie de sa culture immense, dialoguée, en particulier avec le cardinal Lustiger. Une certitude verticale que la « vie de l’esprit » n’a pas de fin et que l’homme est fait pour plus grand que lui.    

Vraiment il n’y avait en lui aucune médiocrité.

Dimanche des Rameaux, 4 avril 2020

Laurent Aynès

Professeur émérite à l’école de droit de la Sorbonne (Paris 1)

Avocat à la Cour

Lextenso Rédaction

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