La réserve dans la tourmente

Ref : Defrénois 18 janv. 2018, n° DEF131w3, p. 14

Pour son premier Petit Déjeuner du Notariat, l’association du Master 2 Droit Notarial de Paris II (promotion 2017-2018) avait choisi le thème de « La réserve dans la tourmente ».

Il s'agit, en effet, d’une question politico-juridique qui, si elle a toujours été controversée, l'est, avec davantage d’acuité, depuis les deux arrêts rendus par la Cour de cassation le 27 septembre 2017.

Ainsi, malgré la grande activité de chacun en cette fin d'année, nombreux étaient ceux venus, le 20 décembre dernier, écouter en débattre Mme Marie Goré, professeur à l’université Panthéon-Assas, Me Caroline Deneuville, notaire à Paris, Me Jean-François Sagaut, notaire à Paris, et M. Michel Grimaldi, professeur à l’université Panthéon-Assas.

Arrêts de la Cour de cassation du 27 septembre 2017

Rappelons qu’aux termes de deux arrêts du 27 septembre 2017 (Defrénois flash 9 oct. 2017, n° 141w8, p. 1), la haute juridiction a décidé que :

  • une loi étrangère qui ignore la réserve héréditaire n’est pas en soi contraire à l’ordre public international français ;

  • une telle loi ne peut être écartée que si son application conduit à une situation incompatible avec les principes du droit français considérés comme essentiels ;

  • cette incompatibilité s’apprécie au vu des liens du défunt avec l’État étranger et de la situation économique des héritiers réservataires.

Contradictions et interrogations

Mme Marie Goré a rappelé la notion d'ordre public international et a mis en avant sa fonction qui est de préserver la politique législative du for.

En matière successorale, en France, cette politique repose sur un arbitrage datant d'il y a plusieurs siècles et confirmé en 2001 et 2006.

Tout comme le professeur Grimaldi, le professeur Goré ne voit pas pourquoi elle serait abandonnée au profit d'autres valeurs venues d'ailleurs.

L'invitation de la Cour de cassation à retenir une appréciation in concreto, c'est-à-dire examiner si le résultat de l'application de la loi étrangère est choquant mais non la loi en elle-même, semble être une erreur.

Ainsi, Mme Marie Goré préconise une appréciation in abstracto en vue de limiter les discussions interminables et les contentieux.

De plus, l'articulation entre l'ordre public de proximité et les principes essentiels du droit paraît, pour Mme Goré, difficile à appréhender :

  • qu'en est-il si le défunt laisse des héritiers dans le besoin mais qu'il n'existe aucun lien avec la France ?

  • l'ordre public international doit-il être déclenché ?

  • qu'entendre par liens avec la France ?

Enfin, Mme Goré s'est interrogée sur l'étendue de la substitution de la loi du for à la loi étrangère. Celle-ci conduit-elle à appliquer la réserve à toute la succession, ce qui ruine l'appréciation in concreto, ou à l'adapter en fonction des besoins des héritiers, ce qui en fait alors un instrument de discrimination ? 

Conseils pratiques

Selon Me Caroline Deneuville, « c’est un drôle de tour que nous a joué la Cour de cassation, tour de force ou tour de faiblesse qui oblige le notaire à opérer un tournant ».

D’un point de vue pratique, malgré le manque de recul possible à ce jour, Me Deneuville a livré les idées que lui suggère cette nouvelle jurisprudence.

Il en résulte :

1. Un devoir d’information.

Avant le décès, tout d’abord, le notaire doit avertir le client de nationalité étrangère souhaitant déshériter ses enfants que, même s’il désigne par professio juris sa loi nationale qui ne connaît pas la réserve, ses enfants mineurs ou dans le besoin pourraient opposer l’ordre public international et remettre ainsi en cause l’exhérédation.

Après le décès, ensuite, le notaire doit informer les enfants évincés de la possibilité qui leur est offerte d’invoquer l’ordre public international s’ils sont dans le besoin.

2. Une obligation d’évaluation de l’indemnité destinée à combler le besoin ou améliorer la situation de précarité.

Le notaire doit assumer pleinement cette tâche sans laisser ce rôle à d’autres.

Fonction de la réserve

M. Michel Grimaldi a rappelé que la réserve n’est pas faite pour remédier à un état de besoin.

Depuis la généralisation de la réduction en valeur, on dit que la réserve est devenue une créance.

Une créance, peut-être... mais sûrement pas une créance alimentaire !

Si tel était le cas, la réserve pourrait absorber toute la succession.

En vérité, l'une des finalités majeures de la réserve est de sauvegarder l’égalité entre les enfants. Or on voit ce que la jurisprudence de la Cour de cassation fait, dans les affaires qui lui étaient soumises, de cette égalité...

Finalement, cette jurisprudence aboutit à ce que l'exception d'ordre public, dès lors qu'elle conduit à accorder des aliments, aboutit à n'appliquer ni la loi étrangère ni la loi du for !

Rôle du notaire ?

En conclusion, Me Jean-François Sagaut a dit comprendre les doutes émis sur l'appréciation in concreto et a soulevé le problème de l'accès au droit étranger.

Pour se convaincre de la contrariété à l'ordre public international de la loi étrangère, encore faut-il, pour le praticien comme pour le juge, avoir une bonne connaissance de celle-ci.

Se pose alors la question du rôle attendu du notaire :

  • un devoir de conseil, alors qu'il existe un doute sur la contrariété à l'ordre public international ?

  • a-t-il pour mission de disqualifier la loi étrangère et d'appliquer la loi du for ?

C'est une réelle question qui n'est pas encore résolue et qui promet de nouveaux débats...

 

Rédaction Lextenso, Catherine Burban

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