CEDH : application de la charia à un héritage en dépit de la volonté du testateur musulman

La requérante est une ressortissante grecque qui, à la mort de son époux, hérita de tous les biens de son mari, par testament établi par ce dernier devant notaire. Par la suite, les deux sœurs du défunt contestèrent la validité du testament, alléguant que leur frère appartenait à la communauté musulmane de Thrace et que toute question relative à la succession de leurs biens était soumise à la loi musulmane et à la compétence du « mufti » et non aux dispositions du Code civil grec. Elles se prévalaient notamment du traité de Sèvres de 1920 et du traité de Lausanne de 1923 qui prévoyaient l’application des coutumes musulmanes et de la loi sacrée musulmane aux ressortissants grecs de confession musulmane. Les deux sœurs furent déboutées par les juridictions de première instance et d’appel : la cour d’appel de Thrace estima que le choix du défunt, citoyen grec de confession musulmane et membre de la minorité religieuse de Thrace, de s’adresser à un notaire et de lui demander d’établir un testament public, en déterminant lui-même les personnes auxquelles il léguait ses biens et la manière de le faire, constitue son droit prévu par la loi de disposer de ses biens après son décès dans les mêmes conditions que les autres citoyens grecs. La Cour de cassation infirma cependant cet arrêt, jugeant que les questions d’héritage au sein de la minorité musulmane grecque devaient être réglées par le « mufti » selon les règles de la loi islamique. L’affaire fut ensuite renvoyée devant la cour d’appel qui jugea que le droit applicable à la succession du défunt était la loi musulmane sacrée et que le testament litigieux ne produisait pas d’effet juridique. Le pourvoi en cassation de la requérante fut rejeté.

En la présente espèce, il convient d’établir si les faits de la cause, à savoir l’impossibilité pour la requérante de tirer bénéfice d’un testament en sa faveur, conformément au Code civil, tombe sous l’empire de l’article 1 du Protocole n° 1.

La Cour considère que l’intérêt patrimonial de la requérante à succéder à son mari est suffisamment important et reconnu pour constituer un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de ce texte. Il en résulte que ses intérêts patrimoniaux de la requérante tombent sous l’empire du texte et du droit au respect des biens qu’il garantit, ce qui suffit à rendre l’article 14 de la Convention applicable.

Il convient avant tout de rechercher si la requérante, une femme mariée bénéficiaire du testament de son mari musulman, se trouvait dans une situation analogue ou comparable à celle d’une femme mariée bénéficiaire du testament d’un mari non musulman.

Il est hors de doute que celle-ci, à l’instar de toute autre citoyenne grecque, s’attendait qu’au décès de son mari, la transmission des biens du défunt se fasse selon les termes du testament passé et qu’en tant que bénéficiaire d’un testament établi conformément au Code civil par un testateur de confession musulmane, elle se trouvait dans une situation comparable à celle d’une bénéficiaire d’un testament établi conformément au Code civil par un testateur n’étant pas de confession musulmane, et elle a été traitée différemment sur le fondement d’une « autre situation », en l’occurrence la religion du testateur.

Le Gouvernement soutient que la jurisprudence constante de la Cour de cassation sert un but d’intérêt public, en l’occurrence la protection de la minorité musulmane de Thrace. Bien qu’elle comprenne que la Grèce soit tenue par ses obligations internationales relativement à la protection de cette minorité, la Cour doute, au vu des circonstances particulières de l’espèce, que la mesure dénoncée concernant les droits successoraux de la requérante soit appropriée pour réaliser ce but. Cela étant, la Cour n’a pas à se forger une opinion définitive sur ce point puisqu’en tout état de cause cette mesure n’était pas proportionnée au but poursuivi.

La Cour relève tout d’abord que l’application de la charia à la succession en cause a eu de lourdes conséquences pour la requérante, qui s’est vu privée des trois quarts de l’héritage.

La formation civile de la Cour de cassation a considéré que le statut instauré au bénéfice des musulmans grecs n’avait pas été abrogé par l’adoption du Code civil en 1946 et que l’article 4 de la loi n° 147/1994 n’avait été supprimé que dans sa partie concernant la communauté israélite et non dans celle concernant la communauté musulmane. Elle a dit que les dispositions législatives précitées étaient protectrices des musulmans grecs, constituaient un droit spécial applicable aux relations interpersonnelles et n’étaient contraires ni à l’article 4 § 1 de la Constitution (principe d’égalité), ni à l’article 20 § 1 de celle-ci (droit à une protection judiciaire), ni à l’article 6 § 1 de la Convention.

La conséquence principale de l’approche de la Cour de cassation, suivie en matière de successions depuis 1960 par celle-ci et par certaines juridictions du fond, selon laquelle les relations successorales des membres de la minorité musulmane sont régies par la charia, est que le testament rédigé devant notaire d’un ressortissant grec de confession musulmane n’a aucun effet juridique car la charia ne reconnaît, à l’exception du testament islamique, que la succession ab intestat.

La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il appartient d’interpréter la législation interne. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, sa tâche se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention.

Aux yeux de la Cour, la justification que la Grèce tire de la charia ou de ses obligations internationales n’est pas convaincante, pour les raisons suivantes.

La Cour relève qu’il ne fait pas de doute qu’en signant et en ratifiant les traités précités, la Grèce s’est engagée à respecter les usages la minorité musulmane. Or, ces traités ne font pas obligation à la Grèce d’appliquer la charia et n’ont pas non plus conféré à un organe spécifique la moindre compétence juridictionnelle relativement à ces pratiques religieuses.

La Cour note aussi que la loi énumère, entre autres, les compétences du mufti en matière successorale se réfère uniquement au testament islamique et à la succession ab intestat, et non pas à la compétence du mufti pour d’autres types de succession. Comme cela est souvent le cas en Grèce, le notaire auquel s’est adressé le mari de la requérante a d’ailleurs accepté d’établir le testament envisagé par ce dernier.

Par ailleurs il existe – comme c’est du reste le cas en l’espèce – des divergences de jurisprudence entre les tribunaux en ce qui concerne notamment la question de la conformité de l’application de la charia au principe de l’égalité de traitement et aux normes internationales de protection des droits de l’homme.

En plus, la Cour ne peut que constater que plusieurs organes internationaux se sont dit préoccupés par l’application de la charia aux musulmans grecs de Thrace occidentale et par la discrimination ainsi créée notamment au détriment des femmes et des enfants, non seulement au sein même de la minorité par rapport aux hommes, mais également vis-à-vis des grecs non musulmans.

La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, la liberté de religion n’astreint pas les États contractants à créer un cadre juridique déterminé pour accorder aux communautés religieuses un statut spécial impliquant des privilèges particuliers. Néanmoins, un État qui a créé un tel statut doit veiller à ce que les critères pour que ce groupe bénéficie de ce statut soient appliqués d’une manière non discriminatoire.

En outre, rien ne permet de dire qu’un testateur de confession musulmane ayant établi un testament conformément au Code civil renonce automatiquement à son droit, ou à celui de ses bénéficiaires, de ne pas faire l’objet d’une discrimination fondée sur sa religion. Les convictions religieuses d’une personne ne peuvent valablement valoir renonciation à certains droits si pareille renonciation se heurte à un intérêt public important. L’État ne peut quant à lui assumer le rôle de garant de l’identité minoritaire d’un groupe spécifique de la population au détriment du droit des membres de ce groupe de choisir de ne pas appartenir à ce groupe ou de ne pas suivre les pratiques et les règles de celui-ci.

Refuser aux membres d’une minorité religieuse le droit d’opter volontairement pour le droit commun et d’en jouir non seulement aboutit à un traitement discriminatoire, mais constitue également une atteinte à un droit d’importance capitale dans le domaine de la protection des minorités, à savoir le droit de libre identification.

La Cour relève enfin que la présente affaire met en lumière le fait que la Grèce est le seul pays en Europe qui, jusqu’à l’époque des faits, appliquait la charia à une partie de ses citoyens contre leur volonté. Cela est d’autant plus problématique que dans le cas d’espèce cette application a provoqué une situation préjudiciable pour les droits individuels d’une veuve qui avait hérité de son mari selon les règles de droit civil, mais qui s’est par la suite trouvée dans une situation juridique que ni elle ni son mari n’avaient voulue.

La Cour note avec satisfaction que le 15 janvier 2018, la loi visant à abolir le régime spécifique imposant le recours à la charia pour le règlement des affaires familiales de la minorité musulmane est entrée en vigueur.

En conclusion, au vu des considérations ci-dessus, la Cour estime que la différence de traitement subie par la requérante en tant que bénéficiaire d’un testament établi conformément au Code civil par un testateur de confession musulmane, par rapport à une bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur n’étant pas de confession musulmane, n’avait pas de justification objective et raisonnable.

 

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